Dos courbé, genoux fléchis, j’avançais pas à pas, les mains
affairées aux tâches habituelles du printemps à la vigne, elles allaient
presque malgré moi supprimer ici quelques bourgeons superflus, là quelques
herbes folles, arrachant à la terre une ronce vicieusement poussée tout contre
une souche ou encore, au pied d’un piquet d’acacia grisé par le temps, un jeune
noyer poussé d’une noix tombée du bec d’un corbeau malhabile.
A chaque pied elles renouvelaient leur geste précis,
machinal, pendant que mon esprit libre de contraintes s’égarait parfois bien
loin.
Le soleil du printemps, doux mais déjà généreux, me
chauffait les muscles lombaires tendus par la posture vigneronne.
J’aime cette période l’année ou le réveil de la nature sonne
le début des travaux qui conduisent à la récolte future. Là se construit le
millésime, plus encore qu’à la taille qui en hiver nous pousse au dehors dans
de froides journées. Au printemps, la taille dite « en vert », vient
compléter celle de l’hiver. C’est ce travail qui non seulement contrôle la
production de l’année mais prépare aussi le cep à la taille de l’hiver suivant.
Certes les caprices de la nature ont souvent tôt fait de tout remettre en
cause, mais qu’importe, l’espoir d’une belle récolte nous pousse cep après cep et
nous fait faire les choix que l’excellence réclame et que la rentabilité
impose.
Que d’incertitudes… mais quelle détermination néanmoins,
chaque vigneron met-il alors dans ses gestes. Faisant fi des douleurs et des
peines, il soigne la vigne pour que plus tard, après bien des lunes, coulent
dans les verres de précieux nectars, s'insinuent entre les lèvres sèches des
saveurs délicates, et que se réjouissent les esprits les plus sombres.
Laissant mes mains à leur labeur, je me pensais : quoi
qu’il arrive le vigneron s’en va, courbé entre les rangs dans l’expression
forcée de la modestie, muscles meurtris et mains calleuses, quand le marchand
qui parfois l’habite - bien que de plus en plus souvent les deux se distinguent
- le marchand lui s’en va debout, fier
et fanfaron, l’esprit hanté et l’œil avide,
chercher le chaland à qui il contera son histoire ou une histoire, c’est
selon !...
Il en va des vins comme des hommes, certains nous enrichissent,
d’autres nous ennuient, certains nous surprennent, d’autres ne nous importent.
Quelques fois, d’aucuns nous éblouissent et nous transportent.
Je pensais à ces bouches gourmandes, à ces esprits curieux
de nos vins et de ce qui les accouche. Dans ma tête se bousculaient mille
visages inconnus, sourires éclatants de bonheur, étonnements sans cesse
renouvelés des palais qui découvrent dans les saveurs des vins, la force de la
nature, la puissance des terroirs et leur infinie richesse.
Disciples d’Epicure que le vin régale et fascine, qui
veulent tout savoir de notre monde clos.Je pensais encore, qu’importe pour eux des vins l’origine, qu’importe qu’on les inscrive dans une mode ou une autre, qu’ils soient natures ou pas, immatures, à maturité ou sur le déclin, si à l’instant de leur destin ils réjouissent les corps et les âmes.
Mais pourtant il arrive malheureusement que rien ne vibre et que le liquide au fond du verre ne soit que piteux breuvage pas même désaltérant. Où trouver alors le plaisir, quel intérêt ? Quelle déception ! Quelle arnaque !
Dualité du vin qui peut tant émerveiller ou tant décevoir. Il en est de modestes qui se boivent au comptoir, il en est d’exceptions qui méritent le grand soir.
Comme disait tonton Georges, « faut voir à pas
confondre amour et bagatelle ».
Dans la multitude immense, quelles sont les différences ?
Viennent-elles de la renommée ou de la rareté ? Comment choisir ?
Etiquette racoleuse pour nouveauté hurlant son besoin de
reconnaissance, étiquette historique pour renommée acquise et parfois
contestée, slogan tout en couleurs pour attirer les regards et la curiosité,
sobriété tranquille couvrant les valeurs sûres des terroirs et du savoir-faire !
Se laisser guider par le graphisme ? Par la force de
l’image et des mots, marketing bricolé de l’emballage pas toujours en phase avec
le contenu !Se fier à la prose du journaliste droit, laborieux et honnête, éviter de céder aux propos de cuvette du fils de pub foireux qui se dit son confrère !
Laisser faire le hasard ou bien écouter l’autre, l’ami qui s’y connaît, le caviste érudit, l’amateur éclairé, le vigneron sincère, le vigneron roublard, comment savoir ?
A qui se fier ? Au propriétaire bourgeois à la superbe
séductrice, aux mains lisses et au verbe policé, au vigneron rugueux à la
franchise bourrue, à cet autre rieur au
verbe coloré ?
A chaque bouteille ouverte se faire son opinion, seul(e), en
toute conscience, sans influence aucune et puis vider le verre en levant bien
le coude – joyeux - ou dans le caniveau – déçu - c’est toujours prendre un
risque !
J’en étais là de mes incertitudes et de mes évasions.
Mon dos me rappelant à la réalité, je me relevai pour le
détendre un peu. Regardant le ciel devant moi, j’y vis un beau cumulus de
printemps, gris et blanc, en perpétuel mouvement.
Furtivement j’y vis dos à dos deux têtes sans corps plantées
sur un pylône, deux profils cotonneux, différents mais semblables, l'un dans la lumière et l'autre dans l'ombre, unis comme
siamois.
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